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Samedi 28 Janvier 2017

L’utopie : le vécu imaginé (1/8) - Propos introductif. Nature de l'Utopie



Publiée en 2009, une réflexion historique et politique sur le projet utopique et son dynamisme démocratique en 8 articles - article n°1.


Les Cahiers du travail social n°59-60
Les Cahiers du travail social n°59-60
Lorsque le terme « utopie » et ses dérivés sont utilisés, il n’est pas rare qu’ils soient immédiatement associés à l’idée du « doux rêve » impossible, voire de l’entreprise folle, irréaliste mais sans danger. Au contraire, la contre-utopie est présentée comme une perversion du projet utopique, la mainmise d’une élite bureaucratique ou aristocratique sur un système social qui gouverne et génère des masses silencieuses. Des masses qui ont le droit à un bonheur organisé et démocratique, des masses qui ne demandent rien de plus que d’être maintenues dans cet état de bien commun permanent par une élite reconnue et aimée. Le projet utopique ne peut qu’être manipulé ; il ne serait pas dans sa nature d’être mauvais, inadéquat. Cette qualité intrinsèque mérite pourtant d’être interrogée : l’utopie, programme collectif, est-elle sans danger pour l’individu ? Question qui se pose à chaque projet collectif, à moins que l’individu, face à l’intérêt général, n’existe plus. C’est là la faille des organisations collectives et sociales. C’est aussi, comme nous le verrons, le mobile des utopies communautaristes : sauvegarder la distance humaine et maintenir les libertés individuelles. Mais, c’est également le point de rupture de ces utopies car la somme des libertés individuelles ne crée pas les conditions de l’union collective.
 
1. L’idéologie du Salut, la nature judéo-chrétienne de l’Utopie.

L’espoir instrument de l’aliénation sociale.
La distinction entre la « bonne » et la « mauvaise » utopie montre à quel point le sens commun est incapable de rejeter l’espoir du merveilleux et, même, comment il l’appelle de toutes ses forces au point de ne plus voir les risques qu’engendre un tel programme. C’est un retour au bonheur originel, à celui de l’enfance, le refus des responsabilités, des décisions difficiles, des peines et des souffrances. Pourtant, c’est également le retour à la dépendance, à l’incompréhension, aux punitions. Mais, cet aspect-là ne tient pas face aux promesses du bonheur collectif. Les espoirs de demain se débarrassent des réalités du jour. La dernière élection présidentielle reste un exemple frappant : alors que les exigences politiques sont débattues depuis plusieurs mois, les promesses prennent encore le pas sur les programmes, les images médiatiques masquent les personnalités et les carrières politiques. Entre 2002 et 2007, cinq ans de « déclinologie » à la française, de préparation à l’austérité, d’appel à la rupture libérale n’auront pas incité les français à rejeter la part magique des programmes politiques : cette fois encore la campagne présidentielle n’aura pas créé les conditions du choix démocratique raisonné. Seuls les formules creuses, les projets flous et les orientations doctrinales auront émergé d’une campagne digne d’un concours de beauté.

Mais ne plus croire à la part merveilleuse du politique, ne plus croire à la « possibilité » de changement ou bien à la compétence des « hommes politiques », c’est s’engager dans la voie dangereuse du pessimisme, du cynisme politique, voire de la réaction nihiliste. Nihilisme anti-démocrate qui se résume à une question d’indigestion intellectuelle pour Rouletabille, incarnation romanesque des cadres mentaux d’une république bourgeoise, indisposé par l’injustice de l’empire Russe, ému par le romantisme révolutionnaire, mais horrifié par le désordre social1 ; attitude suspecte, politiquement criminelle, pour les démocrates « formels », « constitutionnels » : dans le dernier roman de José Saramago, la lucidité politique d’un peuple votant, par deux fois très majoritairement blanc, se traduit pour un ministre de la défense représentant l’aile dure d’un gouvernement inquiet, par un complot anarchiste et une menace terroriste2.

Il faut donc croire à la part magique du politique et nécessairement croire à un changement possible du destin social. L’espoir est essentiel à l’homme en général, et au démocrate en particulier. Il est peut-être même une composante de la nature humaine. Il faut se rapprocher dangereusement de la mort ou bien la côtoyer de près pour douter un instant de son utilité ou de son efficience. Jusqu’au bout, l’homme résiste à son désir d’abandonner et de s’abandonner à la fatalité : il vit ses derniers instants avec conscience, avec une conscience aigüe, cherchant l’aléa qui lui permet de vivre une journée, une minute, une seconde de plus. L’homme est supérieur à l’animal non par son intelligence, mais par sa résistance nous assure Varlam Chamalov, poète russe victime des purges staliniennes en 19373. Dans l’enfer des camps sibériens, la vie ne tient à rien : il n’y a pas d’avenir sans perversion, pas de lendemain sans trahison. Système efficace de la mort lente, le goulag élimine laborieusement tout « enchantement » : la vie est brute, sauvage, sans circonstances atténuantes. L’erreur de jugement est mortelle. L’hésitation est une erreur de jugement.
 
D’où ce sentiment particulier que l’espoir enchaîne l’homme :
« L’espoir, pour un détenu, c’est toujours une entrave. L’espoir, c’est toujours l’absence de liberté. Un homme qui espère, change de comportement, transige plus souvent avec sa conscience qu’un homme qui n’a aucun espoir » [Chamalov, « La vie de l’ingénieur Kipreïev » (1967), 2003, p. 1075].
 
Est-ce donc cette faculté à la compromission qui permet d’expliquer pourquoi la mise en scène morbide des nazis dans les camps d’extermination n’avait rien de futile ? Pourquoi, au contraire, elle était utile et efficace ? Jusqu’au dernier moment, les foules obéissaient mécaniquement s’accrochant au peu qu’il leur restait : l’espoir de vivre encore quelques secondes de plus, le temps qu’un événement improbable leur fournisse un autre délai ? À moins que la dignité des victimes se révèle plus encore dans l’acceptation fataliste de leur fin, dans la mesure et la retenue face à l’atrocité dont ils furent les victimes. L’épisode de l’évacuation des orphelinats du ghetto de Varsovie raconté par Wladyslaw Szpilman répond à cette seconde attitude4. Acte de bravoure isolé ? Il est difficile de penser que la prise de conscience par les victimes du programme d’assassinat planifié ne les a pas conduites à une diversité d’attitudes qui sont allées de l’obéissance mécanique, terrorisée, à l’obéissance maîtrisée, au contrôle de soi face à la mort, à la mise en accusation de la barbarie des tortionnaires en y opposant leur seule dignité comme un dernier acte politique.

Espérances collectives, mythes et imaginaires sociaux : le Salut politique.
Il y a dans la notion d’espoir, dans celle de l’espérance, une absurdité manifeste que l’homme moderne, rationnel, instruit, lucide, héritier des philosophes du siècle des Lumières n’a vu que dans la foi des religions, sans jamais remettre en cause sa propre foi dans le progrès politique et scientifique. Pourtant, le rêve d’une société véritablement démocratique, sans ordres, sans classes, est tout aussi absurde que l’avènement du Paradis sur terre. Dans le cas de l’utopie communiste, l’Union soviétique n’aura jamais reconnu le passage programmé de « sa dictature prolétarienne » au « communisme véritable » :
 
« La contribution magistrale de Brejnev, qui fait de lui (à en croire les idéologues soviétiques) le plus grand marxiste de notre temps, consiste dans l’invention d’une étape intermédiaire entre le socialisme, d’ores et déjà acquis, et le communisme à venir. Cette étape qui porte le nom savant du « stade de la société socialiste évoluée », c’est, tout simplement, la société soviétique telle qu’elle existe. Cette invention présente l’énorme avantage de ne plus avancer aucune date qui mettrait terme à ce « stade intermédiaire ». Du coup, la situation même de l’utopie du « communisme, stade suprême du socialisme » se voit redéfinie. Le communisme, certes, arrivera un jour, l’avenir lui appartient » [Baczko, 1984, p. 139].
 
La foi est absurde pour l’homme de raison, mais elle est pourtant à l’origine des grandes idées, des grandes utopies : la foi du meilleur, la foi du progrès est inscrite dans le projet républicain et démocratique. Croire à l’intérêt général ou croire à la justesse du choix démocratique n’est pas une mince affaire. Il n’y a pas de démonstration possible. Il y a du « religieux » dans le politique ; il y a une part de sacré, de merveilleux dans les projets politiques. De même que, comme nous l’explique Paul Veyne, « […], la religion, n’est pas une ruse psychique qui s’ignore, nous ne nous bricolons pas à notre insu des croyances consolatrices. Le divin, le sacré, est une qualité primaire qu’on ne peut dériver d’autre chose » [Veyne, 2007, pp. 55-56], la foi politique, la fabulation politique comme « […] la fabulation religieuse n’est pas inconsciemment utilitaire, elle est à elle-même sa fin et suffit à sa propre satisfaction » [Veyne, 2007, p. 57]. L’utopie porte cette part de sacré en tant que projet politique. Elle n’est pas non plus, comme nous le verrons par la suite, indépendante de l’appareillage mental judéo-chrétien tant les philosophies politiques modernes, victorieuses de la religion, n’ont fait que substituer un évolutionnisme historique au cadre idéologique du Salut chrétien.
 
NOTES                                                                                 
 
1. « On se moquait de tout dans un air pareil, pourvu que l’on eût des roubles dans sa poche, beaucoup de roubles, et que l’on ne fût pas abruti, bien sûr, par la lecture de ces livres extraordinaires qui prêchent le bonheur de l’humanité aux étudiants et aux pauvres étudiantes. Ah ! ah ! Graine de nihilistes tout cela ! Des pauvres petits messieurs et de pauvres petites madames, qui ont la tête tournée par des lectures qu’ils ne digèrent pas ! Car tout est là, la digestion !... La digestion en tout est nécessaire » 
Gaston Leroux, Rouletabille chez le Tsar, version numérique, Ebooks libres et gratuits, pp. 156-157, http: ∕ ∕ www.ebooksgratuits.com ∕
 
2.  « Le moment est venu d’informer le conseil, et c’est absolument et totalement confidentiel, [...] que ce que nous voyons ne soit que la pointe de l’iceberg d’une gigantesque conjuration internationale de déstabilisation, probablement d’inspiration anarchiste, qui, pour des motifs que nous ignorons encore, aurait choisi notre pays comme premier cobaye, Une idée étrange, déclara le ministre de la culture, que je sache les anarchistes n’ont jamais projeté, pas même sur un plan purement théorique, de lancer des actions présentant ces caractéristiques et cette envergure, Mon cher collègue, ajouta le ministre de la défense d’un ton sarcastique, [...] pour bizarre que cela puisse vous paraître, les choses ont pas mal changé, il y a eu une époque de nihilisme divers, plus ou moins lyriques, plus ou moins sanglants, mais ce à quoi nous assistons aujourd’hui c’est à un terrorisme pur et dur sous des visages changeants et avec des manifestations multiples, mais identiques dans leur essence »,
José Saramago (2004), La lucidité, Paris, Ed. du Seuil, 2006, pp. 46-47.
 
3.  « On a souvent l’impression — et il en est probablement ainsi — que l’homme a émergé du règne animal, qu’il est devenu un homme, c’est-à-dire une créature capable d’inventer des choses comme nos îles [Il s’agit des camps, des îles de « l’archipel du goulag »] avec toute l’invraisemblance que comporte leur vie, justement parce qu’il était le plus endurant sur le plan physique que n’importe quel animal. Ce n’est pas la main qui a fait d’un singe un homme, ce n’est pas un embryon de cerveau et ce n’est pas non plus l’âme : il y a des chiens et des ours qui agissent plus intelligemment et de manière plus morale que l’homme. Et ce n’est pas non plus parce qu’il a maîtrisé la force du feu : tout cela est arrivé bien après que se fut réalisé la condition essentielle de sa transformation. À une époque, dans des conditions semblables pour tous, l’homme s’est révélé le plus solide, le plus endurant sur le plan physique, de tous les animaux. […]. Quant à l’homme, il survit. Peut-être vit-il d’espoir ? Pourtant il n’a aucun espoir. Si ce n’est pas un imbécile, il ne peut pas vivre d’espoir. Voilà pourquoi il y a tant de suicides. L’instinct de conservation, le fait de s’accrocher à la vie et de s’y accrocher justement sur le plan physique — cet instinct auquel est également subordonnée sa conscience —, voilà ce qui le sauve. Il vit de ce qui fait vivre la pierre, le bois, l’oiseau et le chien. Mais il s’accroche à la vie. Et il est plus endurant que tous les animaux »,
Varlam Chamalov, « Le charmeur de serpents » (1954), Les récits de la Kolyma, Lagrasse, Verdier, 2003, pp. 129-130.
 
4.  « L’évacuation des orphelinats créés par ce grand philanthrope venait d’être ordonnée et les allemands entendaient que les enfants partent seuls. Korczak, qui avait déjà été assez fortuné pour rester en vie, avait réussi à les persuader de l’arrêter, lui aussi. Après avoir passé tant d’années avec ses petits protégés, il ne voulait pas les abandonner dans cet ultime voyage. Et comme il entendait leur rendre l’épreuve moins difficile il leur avait expliqué qu’il s’agissait d’une excursion à la campagne, qu’ils allaient enfin sortir des murs étouffants du ghetto pour découvrir des prairies en fleurs, des ruisseaux où ils pourraient se baigner, des bois remplis de groseilles et de champignons… Il leur avait recommandé de revêtir leurs plus beaux habits et c’est ainsi qu’ils sont apparus sous mes yeux, deux par deux, bien habillés et le cœur en fête. […]. 
Lorsque je les ai croisés rue Gesia, les bambins ravis chantaient tous en chœur, accompagnés par le petit violoniste. Korczak portait deux des plus jeunes orphelins, lesquels rayonnaient aussi tandis qu’il leur racontait quelque conte merveilleux. 
Je suis certain que même bien plus tard, au camp, lorsque le gaz zyklon B commençait à attaquer leurs poumons et qu’une terreur indicible succédait soudain à l’espoir, je suis certain que « Papy Docteur » a dû parvenir à leur murmurer, dans un dernier effort : « Tout va bien, les enfants, tout ira bien », et qu’il a au moins essayé d’épargner au petit dont il avait la charge l’approche effrayante de la mort »,
Wladyslaw Szpilman, Le pianiste. L’extraordinaire destin d’un musicien juif dans le ghetto de Varsovie, 1939-1945 (1946), Paris, Ed. Robert Laffont, 2001, pp. 136-137.

(à suivre)
Claude DE BARROS
 
Références bibliographiques                                              
  • BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984.
  • BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002.
  • CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983.
  • LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000.
  • MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998.
  • MORE Thomas, (a)L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987.
  • MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html
  • VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007.
  • ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.



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